Vanity Fair n° 10 – avril 2014
Après avoir brillé dehors et MORDU DEDANS, je feuillette les dernières pages du magazine dans un parfum de pins et de giroflées capiteuses venu d’Italie, entre Rome et Milan. Impossible de refermer les portes de la villa Médicis. Nous sommes en juin 1962, Balthus, le directeur de l’institution, me reçoit pour diner avec trois invités prestigieux. J’ai fait le voyage avec Orson Welles qui tourne à Paris le procès dans la gare d’Orsay désaffectée. Il est accompagné de deux de ces actrices françaises : Romy Schneider et Jeanne Moreau. Notre hôte qui a fait dresser une table sur le belvédère d’où nous avons la plus belle vue sur Rome nous accueille avec courtoisie et affabilité. Il a le regard futé du peintre traquant le trait pour son prochain dessin. Orson Welles se déplace dans une monumentalité oppressante. Il est de mauvaise humeur et ne nous le cache pas. Nos adorables invitées se lient pour sauver l’ambiance de la soirée avec leur féminité affutée alliant charme et espièglerie. Le diner commence, un maitre d’hôtel s’adresse discrètement à un Balthus légèrement éteint qui se ranime soudain et donne l’ordre de rajouter un couvert supplémentaire : « Nous avons un invité surprise… ». Le temps de nous retourner et apparaît telle une bête sauvage filmée au ralenti, ou une statue descendant posément de son socle, un être dont la présence pétrifie la nature et fait fondre les filles. Orson Welles tire jalousement sur son gros cigare, Balthus sait qu’il a sauvé sa soirée, moi je jubile. Indifférent à l’effet qu’il provoque aux êtres et aux choses, Marlon Brando avance nonchalamment vers nous et vient s’asseoir à côté de Romy. Il est aussi à côté de moi. Je tombe sous l’emprise d’une tempête immobile. Un désastre de séduction est en cours. Je ne peux m’échapper. Je suis un homme dans les yeux de Romy et une femme dans les bras de Marlon ; avant de perdre la raison, pour me sauver, j’implore l’intervention définitive du comité pour le commandement de la vertu et la répression du vice. Hélas ce comité n’existe pas, sauf en Arabie Saoudite (et page 60 du n° 10) ! Dans la patrie des champs, des fleurs, des villes éternelles et des petits oiseaux dans laquelle j’ai installé mon lit de langueur et de félicité, je gambade tel un esprit libre et heureux qui ne cherche qu’à s’échapper des facéties du monde.
En 1962, je n’étais pas vieux. Le cinématographe découvrait la couleur, Romy Schneider fuyait le Tyrol et Marlon Brando investissait sa vie dans un atoll.